jeudi 22 mai 2014

Les algorithmes de la nature


Nous interprétons désormais le monde non plus à partir du couple matière/énergie, mais selon des algorithmes, comme si l’univers et la vie étaient d’immenses hypertextes dont nous explorons les liens qui configurent des phénomènes, des lois, des dynamiques et des inerties.
Et dans cet ensemble qui nous englobe, tout est devenu information : des informations que nous déchiffrons, des informations que nous constituons et des informations que nous associons de façon inédite.
Pourquoi alors nous étonner encore des fleurs naturelles colorées artificiellement comme des cornets de crème glacée, des maquillages en tous genres, des lèvres noires ou violettes, des faux ongles, des faux cils, des perruques ou des faux seins. Nous fabriquons aussi bien du sérum et du sang artificiels, des os et de la peau de synthèse, des aortes et des cœurs en plastique, que des textiles en fibre de lait pour les gilets pare-balles, des alliages ultralégers et performants pour l’aéronautique. Nous manipulons les gènes, les chromosomes et les cellules souches. Avec la chirurgie esthétique un énorme marché est apparu, tant sont nombreuses les femmes qui se font remodeler le corps selon les critères esthétiques à la mode. Les opérations de cataracte consistent désormais à implanter des cristallins de plastique dans les yeux.  Nous prétendons ajouter dans les crèmes de beauté des nano particules de tout ce qui peut séduire les consommatrices, et que les prospectus publicitaires déclarent rajeunissants, bioénergétiques, en quelque sorte «magiques».
Le vivant, le réel et l’artificiel se déclinent désormais sans discontinuité, sans  frontière discernable, selon tous les algorithmes des industries militaires, agroalimentaires, manufacturières et culturelles que nous décidons de programmer. C’est ce que j’ai appelé le «nouveau naturalisme». Nous travaillons même dans les laboratoires à synthétiser la vie. Les mutations les plus emblématiques de cette hybridation entre ce que nous nommions il y a encore peu de temps «le réel» et opposions à «l’artificiel» sont certainement celles qui transforment le vivant. Elles transgressent des conceptions et des valeurs qui relevaient de croyances religieuses. Elles s’imposent rapidement, même s’il existe encore des sectes archaïsantes, telles que les Amish qui s’en tiennent à «la vielle nature» et interdisent même les bicyclettes, voire qui refusent les vaccinations et les médicaments industrialisés.
Nous pouvons alors qualifier de «nouvelle nature» cet arrimage étroit dans lequel les éléments dits artificiels, interventions, implants, ajouts, hybridations et synthèses prétendent s’intégrer en douceur à la nature dite originelle, comme une valeur ajoutée et non comme une négation.
Il existe aussi dans l’utopie technoscientifique actuelle une tendance à déclarer obsolète l’écosystème dit naturel, pour lui substituer une combinaison nouvelle, qui relèverait non plus du carbone, mais du silicium et de l’intelligence artificielle. Le cyborg en est la figure cinématographique. Mi chair mi artifice, ce successeur anthropologique de l’homme actuel, doté de nouveaux pouvoirs, nous ferait passer dans une ère totalement artificielle, où la valeur de l’authentique perdrait tout sens et toute réalité, si non pour désigner une lointaine période archaïque de l’évolution humaine.
Nous serions alors des êtres de synthèse dans un univers de synthèse. La «vieille nature» aurait disparu,  ou serait classée «réserve naturelle»,  comme dans «Le meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, et peut-être gardée secrète, comme dans le film «Soleil vert» de Richard Fleischer, inspiré du roman éponyme de Harry Harrison (1974). Nous ne serions même plus «biodégradables», comme l’imagine encore le film éponyme du réalisateur de République dominicaine Juan Basanta (2013).
Nous devenons des dieux, ni meilleurs, ni pires que ceux de l'Olympe. Et c'est là une étape qu'il nous faudra dépasser, au niveau de l'éthique.

Le monde est devenu plastique



Le monde est devenu plastique, au sens de la plasticité de la matière et des formes, et même du vivant. Les cellules souches sont capables de se spécialiser dans toutes les fonctions biologiques de tous les organes du corps ; nous admettons désormais la plasticité du cerveau, au sens de sa capacité à évoluer et à se réparer lui-même. Tout ce que nous savons désormais de l’infiniment petit, de l’infiniment lointain, de la génétique du vivant, de la matière et de l’énergie est constitué de fichiers numériques que nous affichons en fausses couleurs sur des écrans de plasma. La science contemporaine est devenue digitale. Nous ne pouvons plus parler du plastique comme d’un matériau particulier parce que synthétique, que nous opposerions à des matériaux appelés naturels et qualifiés d’authentiques. Les matériaux qui font argument de vente de leur «naturalité» (glaise, osier, bois, pierre, fer) évoquent une authenticité archaïsante et sont de plus en plus réservés à l’artisanat. Tous les autres matériaux, sont devenus hybrides, trafiqués pour adapter leur spécificités à nos besoins. Même le verre, un matériau qui préfigure en quelque sorte le plastique, du fait de sa plasticité lorsqu’il est chauffé pour être soufflé ou coulé, et de sa texture lisse et pauvre, a été depuis toujours teinté par des pigments et ennobli par des effets spéciaux de forme et de couleur, comme le plastique aujourd’hui. Le plastique est synthétisé à partir d’un matériau réel et d'origine biologique, le pétrole. Il n’échappe pas à la liste des éléments premiers du tableau de Mendeleïev. Il n’y a rien dans l’univers qui ne puisse être constitué d’éléments qui seraient artificiels ou non naturels. Et la nature nous démontre spectaculairement qu’elle a elle-même synthétisé des milliards de combinaisons chimiques stables. Ce que nous appelons le plastique, que nous avons tendance à considérer comme une invention récente et emblématique du pouvoir instrumental que nous développons, est en fait représentatif des processus mêmes de la nature. Et notre pouvoir créatif a été démultiplié par l’émergence des technologies numériques et des combinatoires nouvelles qu’elles nous permettent de fabriquer.