mardi 1 juillet 2008

Une esthétique quantitative


L’esthétique est traditionnellement associée à des qualités expressives. Elle évoque une sensibilité et un style. Celui d’un pays et d’une civilisation : égyptien ou africain, inca ou victorien, etc. ; et celui d’une culture, voire d’une école : classique, baroque, romantique, impressionniste, fauviste, cubiste, symbolique, surréaliste, abstrait, expressionniste, bauhaus, constructiviste, gestuel, minimal, conceptuel, etc. On s’aperçoit que chaque esthétique est aussi associée à un mouvement artistique, architectural, musical, chorégraphique, cinématographique, etc. Il faut renoncer à l’idée philosophique d’une esthétique générale, au sens de Kant d’un jugement universel sur le beau, qui serait inné ou relèverait d’une idéologie idéaliste. On ne peut qu’historiciser et sociologiser l’esthétique. Voilà ce qu’il faut d’abord souligner.

Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.

Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.

L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.

Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet
ont fait place aux trous d’ozone polaires
et aux variations thermiques des océans

L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.

Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.

Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. On s'y est refusé parce qu'on jugeait le quantitatif non poétique, trivial. Il n'en est rien. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.

Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.

En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.

Hervé Fischer

vendredi 6 juin 2008

Art éconumérique

Variations de l’ozone au-dessus de l’Antarctique

Deux des paramètres les plus déterminants de notre sensibilité contemporaine, en ce début de XXIe siècle, sont certainement l’économie et l'écologie. Et ils ont convergé dans l’exploration et l’interprétation de notre cosmogonie, qui est devenue numérique, après avoir été animiste, providentielle, organique et mécanique. Tel est le changement d’image du monde qui s’impose aux artistes actuels.

Mais de quel art pourra-t-il s’agir? Nous avons déjà exploré notre rapport à la nature dans la peinture de paysage, la sculpture environnementale, le land art, ou des performances écologiques, panthéistes, sociologiques, ou dénonciatrices. Les artistes négligent le thème de l’économie, jugée à tort inesthétique et triviale, mais ils ne peuvent bouder plus longtemps l’écologie. Celle-ci a certes motivé l’engagement politique de nombreux artistes, mais pas l’exploration de son nouveau langage. Or c’est l’écologie aujourd’hui, qui détermine de plus en plus notre conscience et notre perception de la nature, et qui nous sensibilise aux causes et aux effets des bouleversements climatiques. Or l’écologie est une science, dont les modes de représentation numérique suggèrent une nouvelle expressivité artistique de la nature et une nouvelle esthétique.

Les romantiques ont inventé le sentiment de la nature. Les peintres impressionnistes ont découvert le plein air, la composition des paysages, la lumière naturelle et la synthèse visuelle des couleurs pures. Mais ce n’est plus la destruction de l’espace optique, en perspective euclidienne, au bénéfice d’une arabesque, qui appellera l’attention des paysagistes numériques. Notre vision actuelle de la nature s’élabore selon d’autres structures, qui sont des courbes de variations quantitatives. L’architecture numérique de notre image du monde se construit aujourd’hui en diagrammes, en déploiements ondulatoires, en fréquences radio, en mouvements de particules, selon la dynamique des fluides et les lois de la probabilité. La connaissance des causes et des effets des phénomènes naturels est constituée désormais de fichiers informatiques. L’analyse des facteurs physiques, chimiques, biologiques, humains de notre environnement trouve son expression dans des modélisation, des simulations, des prévisions, qui relèvent désormais d’algorithmes écologiques. C’est là aussi que l’évolution des biomasses et les variations des gaz à effet de serre, de l’ozone, de la fonte des glaces polaires, du plancton, selon les températures et les cycles, peuvent être suivies et interprétées. Les déplacements et la teneur des polluants, les courbes des températures océanographiques, des champs électromagnétiques, des zones de désertification, les migrations animales, les déforestations, les croissances démographiques et urbaines, les niveaux d’eau des océans sont autant de paramètres qui modèlent nos paysages, nos environnements, notre géographie humaine, la météorologie de nos vies quotidiennes et provoquent maintes catastrophes naturelles de plus en plus tragiques.

Ce ne sont plus les vibrations chromatiques éphémères, si chères aux Impressionnistes, qui importent aujourd’hui. Ce n’est plus la complémentarité des couleurs et les lois chromatiques de Chevreul. Car c’est en fausses couleurs, déterminées par des codes de stricte lisibilité, que notre nouvelle naturalité ou (hypernature) s’affiche aujourd’hui sur nos écrans cathodiques. Les impressionnistes ont détruit les conventions classiques du clair-obscur et de la vraisemblance. Mais nous avons réinstitué aujourd’hui de nouvelles conventions, soumises à des codes internationaux de normalisation, qui sont celles de l’imagerie scientifique. Elles ne relèvent même plus d’une symbolique religieuse. À l’opposé de toute subjectivité psychologique, de toute rébellion individualiste, de toute sentimentalité, elles sont plus rigides et transculturelles que jamais. Elles visent seulement la commodité utilitaire, signalétique d’un langage sans ambiguïté.

Nous ne nous intéressons plus, non plus, au relativisme de nos perceptions qu’explorèrent les Cubistes. Nos images de la nature sont scientifiques. Elles sont basées sur des mesures et des relevés statistiques. Elles sont le pur produit de nos appareils électroniques et de nos programmes informatiques. Elles renouent donc, à l’opposé du langage subjectif des Cubistes, avec les mathématiques qui furent la base, au Quattrocento, de notre perception optique de la nature et de l’invention de la perspective géométrique. Elles visent plus que tout, à nouveau, l’objectivité.

Une attitude demeure cependant commune aux artistes impressionnistes et à ceux qui s’engageront dans l’art éconumérique : une attitude politique. Les Impressionnistes sont fils de la Révolution française. Opposés aux aristocrates et aux bourgeois qui défendaient le néo-classicisme, ils se sont identifiés au peuple, celui des paysans et des ouvriers. Ils ont représenté la vie quotidienne des gens ordinaires. Ils furent sensibles aux nouvelles théories socialistes et anarchistes. Ils soutinrent la révolte des Communards. Ils avaient des préoccupations à la fois esthétiques et politiques. Il en sera de même des artistes éconumériques. Non seulement l’écologie nous donne accès à une nouvelle lisibilité des phénomènes de la nature, mais elle suscite aussi une prise de conscience des effets pervers de notre économisme obsessif et de la logique abusive de nos sociétés de consommation.

Cependant, ce n’est plus l’expression des joies populaires du plein air ou de la souffrance des prolétaires qui retient notre attention. C’est beaucoup plus l’appauvrissement des sols, et la pollution de l’air, parce qu’elles créent la pauvreté et la souffrance des hommes. Ce sont les OGM et les monocultures qui ruinent l’agriculture alimentaire. Ce sont les gaz à effet de serre qui déclenchent des bouleversements climatiques et des catastrophes humaines. Ce sont les déversements de polluants, la contamination de notre alimentation industrielle, qui tuent, et qui vont diminuer sans doute à nouveau notre espérance de vie, au moment où elle aurait pu s’accroître encore. Ce ne sont plus nos technologies numériques, mais nos logiques économiques néo-libérales, qui désormais ravagent de plus en plus notre planète et détruisent les fragiles équilibres écologiques dont dépend notre survie. L’engagement écologique implique la dénonciation du cynisme économique.

Voilà donc tout un défi pour les artistes actuels : découvrir notre nouvelle image du monde, économique et écologique; explorer sa nature numérique, et inventer les langages artistiques qui pourront exprimer notre nouvelle sensibilité. Plusieurs artistes ont déjà abordé significativement ces thèmes en élaborant des installations interactives et ludiques, en exposant des jardins contrôlés à distance par internet, ou en concevant des environnements miniaturisés célébrant une nature artificielle. Ce fut une étape. Mais c’est désormais en vraie grandeur, à l’échelle de la planète, que se situent les problématiques écologiques. Nous n’en sommes plus au jardin des curiosités, au gadget-robot, mais nous touchons à l’architecture planétaire.

Le défi est spécifique à l’âge du numérique. Pourtant, il demeure comparable à celui que relevèrent jadis les Impressionnistes, esthétique et politique. Et de même que les sensations de lumière et la conscience politique n’étaient pas dans les tubes de peinture ni dans la toile ou les pinceaux, mais bien dans la vision nouvelle des artistes, de même l’exploration et l’expression des défis du numérique ne sont pas davantage aujourd’hui dans les ordinateurs, ni dans les logiciels, mais bien dans la tête des artistes. L’expressivité du numérique ne se traduit pas nécessairement avec des outils numériques. Loin de là. Mais les thèmes et le défi, eux, s’imposent.

Hervé Fischer

Couleurs numériques



Le monde a changé de couleurs plusieurs fois. Les peintres de la Renaissance ont substitué aux couleurs pures et symboliques des Primitifs des couleurs locales, rompues, que la volonté d’une perception plus réaliste, vraisemblable, ont ternies, brunies, bleutées, réduites jusqu’au clair obscur et au contraste de valeurs dans le néo-classicisme. La couleur pure a été exclue. Puis, les peintres sont sortis de leurs ateliers, oàu ils se limitaient à des couleurs convenues et obscurcies. Les Romantiques, et surtout les Impressionnistes ont redécouvert les contrastes de couleurs et la saturation chromatique d’une nouvelle perception de la nature. Ces impressions subjectives et fugitives de lumière-couleur de plein air, jugée pure, ont bientôt donné libre cours à la rébellion des fauvistes. Entre temps, le développement des pâtes industrielles de pigments, de l’impression offset, de la publicité, de la signalisation, des éclairages et du commerce urbains a favorisé une nouvelle sensibilité chromatique, qui célèbre des couleurs vives, saturées et contrastées.

Le rythme du changement s’est accéléré en Occident. Nous nous sommes aujourd’hui complètement éloignés de la sensibilité impressionniste aussi bien que de la vraisemblance perceptive, en nous habituant à une nouvelle gamme, celle des couleurs-lumières numériques de nos ordinateurs. Ce sont des couleurs additives, contrairement aux couleurs soustractives du papier, du tissu, des matériaux réfléchissants. Elles nous bombardent d’électrons à travers les écrans cathodiques. Ce sont à nouveau de fausses couleurs, choisies pour leurs contrastes et leur lisibilité. Elles sont redevenues conventionnelles, et même de plus en plus régies par des codes internationaux. L’imagerie scientifique de nos bulletins météo à la télévision, aussi bien que de nos laboratoires de recherche, en physique, en biologie, en écologie nous présentent une nouvelle image de la nature, en couleurs codées, saturées, libres de tout réalisme, comme dans les vitraux de nos cathédrales, ou dans les masques indigènes.

Voilà une révolution chromatique radicale, qui renoue paradoxalement à l’âge du numérique avec la symbolique des codes de couleurs primitives et du Moyen-âge. L’usage des couleurs ne tient plus à une vraisemblance perceptive : il la nie constamment. Il se constitue en langage visuel, pictographique, qui tend à devenir internationalement normé. De ce fait notre gamme artificielle de couleurs se simplifie, s’appauvrit en rejettant ces nuances chéries de notre sensibilité naturaliste ou impressionniste, qui aujourd’hui brouilleraient le message, aussi bien signalétique que scientifique. La couleur se délocalise, sous la pression internationale. Elle est laïque, certes, mais il ne faudrait pas en sous-estimer la dynamique énergétique, voire l’émotion, qui correspondent de nouveau à un ailleurs Car à l’opposé du réalisme inventé par la Renaissance italienne, le monde numérique selon lequel nous interprétons, remodelons et transformons le réel relève d’une vision prométhéenne. Nos couleurs n’évoquent plus le mystère des esprits, ni des dieux. Ce ne sont pas les couleurs de la nature. Ce sont les couleurs des hommes qui croient désormais en leur pouvoir créateur.

Les nuances relevaient de la vie rurale, soumise à la nature. Liées à la survie des pêcheurs, des chasseurs, des agriculteurs, elles commandaient de riches vocabulaires que nous perdons de plus en plus. C’est l’industrie textile et de la mode, qui en a pris le relais dans les sociétés urbaines. Au XIXe siècle, le goût littéraire et l’introspection psychologique les a associées à des états d’âme, le plus souvent en réactivant au nom d’une pseudo psychologie des couleurs les anciennes symboliques religieuses. Nous n’en sommes plus du tout là.

Couleurs cathodiques bonbons

Cette colorisation artificielle de notre image du monde gagne tous nos écrans, nos objets, nos modes vestimentaires. On colorise les cartes postales, les films, les chemises, les voitures, les emballages de produits alimentaires, les couvertures de disques, les médicaments, les jus de fruits, les plastiques, les fleurs et bientôt les macdos comme des bonbons.
Qu’ils explorent des espaces ludiques et de divertissement, ou qu’ils abordant les thèmes de la nature et de la vie artificielles, les arts numériques, qu’ils soient d’installation ou écraniques, n’explorent plus que les gammes saturées des seules couleurs électroniques ou cathodiques. Et ils en cultivent le nouveau plaisir bigarré. La couleur lumière est énergie. Elle est active.

Hervé Fischer