vendredi 6 juin 2008

Couleurs numériques



Le monde a changé de couleurs plusieurs fois. Les peintres de la Renaissance ont substitué aux couleurs pures et symboliques des Primitifs des couleurs locales, rompues, que la volonté d’une perception plus réaliste, vraisemblable, ont ternies, brunies, bleutées, réduites jusqu’au clair obscur et au contraste de valeurs dans le néo-classicisme. La couleur pure a été exclue. Puis, les peintres sont sortis de leurs ateliers, oàu ils se limitaient à des couleurs convenues et obscurcies. Les Romantiques, et surtout les Impressionnistes ont redécouvert les contrastes de couleurs et la saturation chromatique d’une nouvelle perception de la nature. Ces impressions subjectives et fugitives de lumière-couleur de plein air, jugée pure, ont bientôt donné libre cours à la rébellion des fauvistes. Entre temps, le développement des pâtes industrielles de pigments, de l’impression offset, de la publicité, de la signalisation, des éclairages et du commerce urbains a favorisé une nouvelle sensibilité chromatique, qui célèbre des couleurs vives, saturées et contrastées.

Le rythme du changement s’est accéléré en Occident. Nous nous sommes aujourd’hui complètement éloignés de la sensibilité impressionniste aussi bien que de la vraisemblance perceptive, en nous habituant à une nouvelle gamme, celle des couleurs-lumières numériques de nos ordinateurs. Ce sont des couleurs additives, contrairement aux couleurs soustractives du papier, du tissu, des matériaux réfléchissants. Elles nous bombardent d’électrons à travers les écrans cathodiques. Ce sont à nouveau de fausses couleurs, choisies pour leurs contrastes et leur lisibilité. Elles sont redevenues conventionnelles, et même de plus en plus régies par des codes internationaux. L’imagerie scientifique de nos bulletins météo à la télévision, aussi bien que de nos laboratoires de recherche, en physique, en biologie, en écologie nous présentent une nouvelle image de la nature, en couleurs codées, saturées, libres de tout réalisme, comme dans les vitraux de nos cathédrales, ou dans les masques indigènes.

Voilà une révolution chromatique radicale, qui renoue paradoxalement à l’âge du numérique avec la symbolique des codes de couleurs primitives et du Moyen-âge. L’usage des couleurs ne tient plus à une vraisemblance perceptive : il la nie constamment. Il se constitue en langage visuel, pictographique, qui tend à devenir internationalement normé. De ce fait notre gamme artificielle de couleurs se simplifie, s’appauvrit en rejettant ces nuances chéries de notre sensibilité naturaliste ou impressionniste, qui aujourd’hui brouilleraient le message, aussi bien signalétique que scientifique. La couleur se délocalise, sous la pression internationale. Elle est laïque, certes, mais il ne faudrait pas en sous-estimer la dynamique énergétique, voire l’émotion, qui correspondent de nouveau à un ailleurs Car à l’opposé du réalisme inventé par la Renaissance italienne, le monde numérique selon lequel nous interprétons, remodelons et transformons le réel relève d’une vision prométhéenne. Nos couleurs n’évoquent plus le mystère des esprits, ni des dieux. Ce ne sont pas les couleurs de la nature. Ce sont les couleurs des hommes qui croient désormais en leur pouvoir créateur.

Les nuances relevaient de la vie rurale, soumise à la nature. Liées à la survie des pêcheurs, des chasseurs, des agriculteurs, elles commandaient de riches vocabulaires que nous perdons de plus en plus. C’est l’industrie textile et de la mode, qui en a pris le relais dans les sociétés urbaines. Au XIXe siècle, le goût littéraire et l’introspection psychologique les a associées à des états d’âme, le plus souvent en réactivant au nom d’une pseudo psychologie des couleurs les anciennes symboliques religieuses. Nous n’en sommes plus du tout là.

Couleurs cathodiques bonbons

Cette colorisation artificielle de notre image du monde gagne tous nos écrans, nos objets, nos modes vestimentaires. On colorise les cartes postales, les films, les chemises, les voitures, les emballages de produits alimentaires, les couvertures de disques, les médicaments, les jus de fruits, les plastiques, les fleurs et bientôt les macdos comme des bonbons.
Qu’ils explorent des espaces ludiques et de divertissement, ou qu’ils abordant les thèmes de la nature et de la vie artificielles, les arts numériques, qu’ils soient d’installation ou écraniques, n’explorent plus que les gammes saturées des seules couleurs électroniques ou cathodiques. Et ils en cultivent le nouveau plaisir bigarré. La couleur lumière est énergie. Elle est active.

Hervé Fischer

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