samedi 26 avril 2014

Nouveau naturalisme



Face au triomphe du virtuel, vers lequel nous tendons à migrer comme des volées de perroquets, il nous faut revaloriser le réel. Il comporte trop de souffrances pour n’être qu’une illusion négligeable face à une virtualité euphorisante et conséquemment de plus en plus dominante dont il demeure pourtant, quoique on veuille, le fondement nécessaire et indéniable.
Nous avons délaissé progressivement à l’époque de la Renaissance en Occident le symbolisme magique et religieux pour nous lancer dans la conquête du réel. Nous avons inventé le réalisme de l’espace géométrique, des visages, des ombres et de la couleur locale. Nous avons réactivé le rationalisme inventé par les Grecs anciens. Nous avons créé l’humanisme. Nous avons construit des machines pour transformer le monde, nous avons valorisé le travail, l’observation et la science expérimentale, célébré l’individualisme, osé l’athéisme et survalorisé le réel par rapport à l’ailleurs divin qui dominait les siècles précédents. Cette célébration du réel a duré un demi-millénaire. Jusqu’à ce que la science du XXe siècle, par un développement paradoxal qui renouait avec le symbolisme de jadis, dématérialise ses objets d’étude, les construise en fichiers numériques, et que tout un chacun se jette dans un monde virtuel, plus intelligent, plus instrumental, plus prometteur, et plus doux aux mains que la dure réalité.
Avec cette nouvelle déclinaison idéaliste d’un monde supérieur, nous avons renvoyé la réalité dans les profondeurs de la sombre caverne que décrivait Platon, dans ses chaînes, ses illusions, ses bas-fonds trompeurs. L’intelligence supérieure des eidos  - disons aujourd’hui des algorithmes - se situe désormais dans la lumière bleutée de nos écrans cathodiques.
Mais ce n’est là qu’une réactivation du mythe platonicien, qui comporte ses vertus incontestables, mais aussi ses illusions, tout aussi indéniables. Pourquoi l’humanité bascule-t-elle toujours d’un pôle à l’autre, d’ici-bas vers un Dieu transcendantal, puis de ce Dieu vers la réalité matérielle, puis à nouveau de cette réalité soudain jugée insuffisante vers un ailleurs, cette fois numérique ?
Le réel n’est pas obsolète. Nous ne devrions pas nous laisser hypnotiser par le virtuel aujourd’hui, comme jadis par le ciel divin. Nous ne devrions pas en attendre tout. Répéterons-nous toujours, de siècle en siècle, cette même erreur de chercher dans un ailleurs ce dont nous croyons manquer dans le réel, ou pour échapper à ce qui nous y frustre - le travail, la souffrance, la mort, l'impuissance -, sans en estimer justement les vertus, les plaisirs et les responsabilités morales. Répéterons-nous toujours les mêmes aliénations, au point de perdre notre capacité à jouir de la réalité dont nous avons le privilège exorbitant ici-bas. Nous tombons de croyance en croyance dans le miroir aux alouettes, nous lâchons la proie pour l'ombre. Nous prenons-ainsi le risque de grandes souffrances. Le dolorisme du christianisme ne semble pas avoir encore contaminé le virtuel numérique, mais toute dépendance est porteuse de souffrance et de dérives tragiques. Le virtuel n’est pas seulement un espace programmatique. Il devient vite aussi une drogue puissante. Même si nous ne savons pas ce qu’est le réel, du moins savons-nous que le réel demeure nécessairement le roc de toute fondation.
Il serait d'un grand avantage pour nous de ne pas prendre le numérique pour l'Esprit Saint, ni pour un opium et d’établir plus lucidement un équilibre moins schizophrénique entre le réalisme et le numérisme. Je ne propose pas de dévaloriser le virtuel, ni de mépriser sa magie, mais d’exercer nos capacités de fascination critique plus lucidement face à l’attraction que nous en ressentons.
Le réel demeure incontestablement plus surprenant, plus mystérieux que le monde virtuel, et ce n’est pas peu dire. Plutôt que de les opposer, nous gagnerons beaucoup à conjuguer le réel et le virtuel, ou, comme on voudra dire, le naturel et l’artificiel, comme deux mythes qui se complètent nécessairement, jusqu’à créer une nouvelle réalité où nous allons vivre désormais, un nouveau naturalisme à explorer pour les artistes et les philosophes, car il ne sera plus jamais le même. Nouveau bien qu’il ressemble plus à celui des sociétés que nous avons appelées «primitives» qu’au réalisme que nous avons inventé à la Renaissance et que nous appelions encore tout récemment «la modernité».   

On ne saurait échapper aux mythes, qui structurent et imagent notre pensée. Mais il faut choisir les bons mythes, porteurs d’espoirs ici-bas, et repousser les mythes destructeurs. Quant à moi, ne me suis-je pas déjà laissé contaminer par les vertus magiques, mais aussi par les vapeurs toxiques du numérique ? 

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