jeudi 23 janvier 2014

La poubelle du numérique




On a souvent souligné que les nouvelles technologies sont beaucoup moins menaçantes pour l’environnement que les anciennes, qui étaient basées sur les ressources naturelles, l’énergie et les mines, et terriblement polluantes. L’esprit du temps aussi a changé, en raison de l’urgence créée par les bouleversements climatiques. Une encyclopédie participative Ekopedia, déjà en dix langues, tend à recenser et mettre en ligne les problématiques et les solutions écologiques auxquelles nous devrions tous prêter attention. Les communications par ordinateur, incluant la publicité, les informations, les documents de travail, les courriels privés, et maintenant la généralisation électronique des billets d'avion, factures, déclarations d’impôts, etc. tendent à réduire l’utilisation du papier et contribuent à préserver des forêts. La publicité des manufacturiers canadiens nous montre des images emblématiques d’usagers d’ordinateur portable sur un ponton au bord d’un lac aux eaux pures. Et il convient de souligner ce que les industries douces de l’environnement doivent au numérique. On ne conçoit plus l’écologie sans l’imagerie scientifique numérique, qu'il s'agisse de la détection des variations de l’ozone, des relevés par satellite des densités de plancton dans les océans, des modélisations, des simulations, des capteurs fins de pollution dans l’air, etc. qui seraient impensables sans les ordinateurs et les logiciels sophistiqués auxquels on recourt désormais quotidiennement. Nous usons d’algorithmes écologiques, par exemple pour suivre l’évolution de la biodiversité et évaluer les impacts conjugués des divers paramètres humains, biologiques, météorologiques. Ainsi, la société Double Helix Tracking Technologies a mis au point un appareil à séquencer l’ADN des végétaux, qui lui permet de retracer l’origine des arbres qui sont exploités dans l’industrie du bois. Non seulement chaque espèce d’arbre a-t-elle une ADN distincte, mais les variantes d’origine géographique s’y déchiffrent comme dans les codes postaux. Cela permet donc de repérer les bois venant de coupes forestières illégales, qui représentent un arbre sur cinq de l’industrie forestière mondiale. Un chiffre énorme de 30 des 150 milliards du chiffre d’affaire annuel, contrôlé par le crime organisé, et pour l’écologie planétaire, l’équivalent chaque année de la surface de l’Irlande en déforestation illégale. Les technologies numériques, qui permettent cette détection infalsifiable, vont devenir de plus en plus efficaces et bon marché. Non seulement elles sont douces, mais elles nous aideront à protéger les écosystèmes fragiles de la nature. À cet égard, le rapport traditionnellement conflictuel entre technologie et nature s’est en partie inversé.
Mais peut-on parler pour autant d’électronique verte? Certes, nous usons de thermostats pour mieux contrôler nos usages énergétiques. Mais s’il est vrai que quinze ordinateurs fonctionnant en même temps, ou que nous avons l’habitude de laisser ouverts, créent autant de gaz à effet de serre qu’une voiture, comme le souligne la publicité d’un logiciel qui prétend contribuer à sauver la planète. Nous allons certes devoir changer nos habitudes laxistes en éteignant les ordinateurs inactifs. Déjà Google a décidé de se mettre au vert et d'investir dans les énergies renouvelables en soulignant qu'il était gros consommateur d'électricité avec ses multiples serveurs géants." Les quantités d'énergie que les ordinateurs consomment dans le monde sont énormes. Notre but est de les réduire ", selon Nelson Mattos, vice-président de la recherche et développement pour l'Europe chez Google.
Mais il y a bien pire : selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) nous produisons entre 20 et 50 millions de tonnes de déchets électroniques chaque année dans le monde. Nos sites d’enfouissement s’emplissent désormais de téléviseurs, ordinateurs, et téléphones cellulaires, batteries, etc. que nous mettons au rebut, ce qui constitue une pollution électronique exponentielle et encore plus menaçante lorsque ces déchets sont incinérés. On a pu estimer que nous rejetons quelques 15 kg par personne et par an de déchets électroniques toxiques, non biodégradables, notamment du plastique, du plomb, du cuivre et du cadmium. Selon le Rapport de la convention de Bâle (Programme des Nations Unies pour l’Environnement de 2011), le Ghana est devenu le champion africain du recyclage des déchets électroniques, dont il a fait une véritable industrie, assurant un salaire à quelque 30.000 personnes. Le Nigéria est le deuxième pays importateur de déchets électroniques, notamment d’Europe, pour les retraiter localement. Etonnant paradoxe de la fracture numérique! Mais il faut faire aussi la part du recyclage des appareils électroniques remis sur le marché africain. Ainsi, le rapport du PNUD souligne qu’à Lagos,  on compte plus de cinq mille petites entreprises, employant 15.000 ouvriers pour donner une nouvelle vie aux vieux ordinateurs et téléphones cellulaires. Une question demeure entière : celle des conditions de sécurité de retraitement et de recyclage, qui font souvent défaut (Forum de Nairobi de 2012).
La corbeille de nos écrans d’ordinateur ne reçoit que les fichiers dont nous voulons nous débarrasser. Malheureusement, il y a des pays-poubelle pour les déchets électroniques eux-mêmes. Un pays comme la Chine, devenu principal manufacturier de ces équipements électroniques, a pris conscience du danger et propose aussi de récupérer tous ces déchets, rapatriés des pays clients, pour les recycler, notamment à Guyu, mais au prix de graves menaces pour la santé des ouvriers qui sont soumis aux émanations de ces matières toxiques. L’usage de plus en plus répandu de batteries, qui vont aussi être utilisées pour les voitures hybrides, augmente le défi. Le droit international oblige désormais théoriquement chaque pays à traiter ses déchets dangereux sur son propre territoire.
Nous allons devoir donner une attention particulière à ces problèmes nouveaux, développer des ordinateurs biodégradables – ils coûteraient actuellement des prix irréalistes -, apprendre à contrôler la récupération des composants polluants comme nous récupérons les papiers, le fer et le verre, apprendre à recycler ces équipements, notamment à des fins éducatives et de développement dans les pays démunis. « Consommer et jeter », l’axiome du capitalisme dit évolué, est devenu à l’âge du numérique une lourde menace écologique. C’est donc aussi un problème d’éducation et de gestion. Des organismes internationaux ont entrepris de vastes campagnes de conscientisation, notamment Greenpeace. L’Europe, qui produit déjà annuellement quelques six millions de tonnes de déchets électroniques par an, a légiféré. Mais ses directives écologiques sont mal respectées. L’Amérique du Nord est, à cet égard, encore plus en retard que l’Europe. Au Canada, Duncan Bury, du Bureau national de la prévention de la pollution, d’Environnement Canada soulignait en 2008 que « nous devons nous attaquer à ce type de risque environnemental qui, bien entendu, n’existait pas il y a dix ans ». Il ajoutait qu’ « au Canada, selon nos estimations, quelque 158 000 tonnes de déchets électroniques sont éliminées chaque année.  Si rien n’est fait, nous verrons ce chiffre grimper continuellement, compte tenu des durées de vie du matériel et de l’arrivée constante de nouvelles applications, de plus grande ampleur ». Plusieurs organismes de lutte contre la pollution électronique existent au Canada, notamment Electronics Product Stewardship Canada (EPS Canada).

L’UNESCO a institué en 2007 un prix consacré aux arts numériques traitant de l’écologie. L’Observatoire Leonardo pour l’art, la technologie et la science (OLATS) s’intéresse aux thèmes du climat et soutient la diffusion du travail d’artistes numériques travaillant sur des thèmes écologiques. Admettons que ces artistes sont encore peu nombreux. Les beaux paysages ne traitent pas la question. C’est donc un champ nouveau de création artistique qu’il faut envisager. Mais si nous doutions de notre migration corps et âme dans le virtuel, il faut rappeler que le monde réel est devenu la poubelle du numérique. Et cela n’est pas prêt de changer.

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