Face au triomphe
du virtuel, vers lequel nous tendons à migrer comme des volées de perroquets,
il nous faut revaloriser le réel. Il comporte trop de souffrances pour n’être qu’une illusion négligeable
face à une virtualité euphorisante et conséquemment de plus en plus dominante
dont il demeure pourtant, quoique on veuille, le fondement nécessaire et
indéniable.
Nous avons délaissé progressivement à l’époque
de la Renaissance en Occident le symbolisme magique et religieux pour nous
lancer dans la conquête du réel. Nous avons inventé le réalisme de l’espace
géométrique, des visages, des ombres et de la couleur locale. Nous avons
réactivé le rationalisme inventé par les Grecs anciens. Nous avons créé
l’humanisme. Nous avons construit des machines pour transformer le monde, nous
avons valorisé le travail, l’observation et la science expérimentale, célébré
l’individualisme, osé l’athéisme et survalorisé le réel par rapport à
l’ailleurs divin qui dominait les siècles précédents. Cette célébration du réel
a duré un demi-millénaire. Jusqu’à ce que la science du XXe siècle, par un
développement paradoxal qui renouait avec le symbolisme de jadis, dématérialise
ses objets d’étude, les construise en fichiers numériques, et que tout un
chacun se jette dans un monde virtuel, plus intelligent, plus instrumental,
plus prometteur, et plus doux aux mains que la dure réalité.
Avec cette nouvelle déclinaison idéaliste d’un
monde supérieur, nous avons renvoyé la réalité dans les profondeurs de la
sombre caverne que décrivait Platon, dans ses chaînes, ses illusions, ses
bas-fonds trompeurs. L’intelligence supérieure des eidos - disons aujourd’hui
des algorithmes - se situe désormais dans la lumière bleutée de nos écrans
cathodiques.
Mais ce n’est là qu’une réactivation du mythe
platonicien, qui comporte ses vertus incontestables, mais aussi ses illusions,
tout aussi indéniables. Pourquoi l’humanité bascule-t-elle toujours d’un pôle à
l’autre, d’ici-bas vers un Dieu transcendantal, puis de ce Dieu vers la réalité
matérielle, puis à nouveau de cette réalité soudain jugée insuffisante vers un
ailleurs, cette fois numérique ?
Le réel n’est pas obsolète. Nous ne devrions
pas nous laisser hypnotiser par le virtuel aujourd’hui, comme jadis par le ciel
divin. Nous ne devrions pas en attendre tout. Répéterons-nous toujours, de
siècle en siècle, cette même erreur de chercher dans un ailleurs ce dont nous
croyons manquer dans le réel, ou pour échapper à ce qui nous y frustre - le
travail, la souffrance, la mort, l'impuissance -, sans en estimer justement les
vertus, les plaisirs et les responsabilités morales. Répéterons-nous toujours
les mêmes aliénations, au point de perdre notre capacité à jouir de la réalité dont
nous avons le privilège exorbitant ici-bas. Nous tombons de croyance en
croyance dans le miroir aux alouettes, nous lâchons la proie pour l'ombre. Nous
prenons-ainsi le risque de grandes souffrances. Le dolorisme du christianisme
ne semble pas avoir encore contaminé le virtuel numérique, mais toute
dépendance est porteuse de souffrance et de dérives tragiques. Le virtuel n’est
pas seulement un espace programmatique. Il devient vite aussi une drogue
puissante. Même si nous ne savons pas ce qu’est le réel, du moins savons-nous
que le réel demeure nécessairement le roc de toute fondation.
Il serait d'un grand avantage pour nous de ne
pas prendre le numérique pour l'Esprit Saint, ni pour un opium et d’établir
plus lucidement un équilibre moins schizophrénique entre le réalisme et le
numérisme. Je ne propose pas de dévaloriser le virtuel, ni de mépriser sa
magie, mais d’exercer nos capacités de fascination critique plus lucidement
face à l’attraction que nous en ressentons.
Le réel demeure incontestablement plus
surprenant, plus mystérieux que le monde virtuel, et ce n’est pas peu dire. Plutôt
que de les opposer, nous gagnerons beaucoup à conjuguer le réel et le virtuel,
ou, comme on voudra dire, le naturel et l’artificiel, comme deux mythes qui se
complètent nécessairement, jusqu’à créer une nouvelle réalité où nous allons vivre désormais, un nouveau naturalisme à explorer pour les
artistes et les philosophes, car il ne sera plus jamais le même. Nouveau bien qu’il ressemble plus à
celui des sociétés que nous avons appelées «primitives» qu’au réalisme que nous
avons inventé à la Renaissance et que nous appelions encore tout récemment «la
modernité».
On ne saurait échapper aux mythes, qui
structurent et imagent notre pensée. Mais il faut choisir les bons mythes,
porteurs d’espoirs ici-bas, et repousser les mythes destructeurs. Quant à moi, ne
me suis-je pas déjà laissé contaminer par les vertus magiques, mais aussi par les
vapeurs toxiques du numérique ?
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